Économie

Pour vaincre la faim

La Croix 24/11/1966

 

Les idées toutes faites peuvent tuer. Nous mourons de ne pas vérifier certaines « vérités » scientifiques d'hier, aujourd'hui périmées et d'en inspirer encore notre action. Ainsi en est-il d'une prétendue stérilité de tous les sols tropicaux. Voici quelques vingt ou trente ans, en un livre à juste titre célèbre, le géographe P. Gourou avait mis l'accent sur cette stérilité. À l'époque, il avait raison, comme il avait raison de démystifier les illusoires eldorados engendrés  dans les imaginations par l'exubérance de la forêt équatoriale. Mais, depuis lors, les techniques ont évolué. On sait rendre fertiles des sols naguère voués à l'improductivité. La vérité d'hier s'est muée en une erreur et une erreur meurtrière, puisqu'elle peut détourner d'un effort agricole qui seul assurera, pourtant, le développement de l'Afrique.

Cet effort s'impose d'autant plus que le retard agricole, non seulement provoque des famines (dans le Sahel d'Afrique noire, cette année, on connaîtra la faim), mais pose le vrai problème social du continent noir : un déséquilibre croissant entre les niveaux de vie ruraux et les niveaux de vie urbains. Ainsi, les villes africaines apparaissent-elles des îlots flottants de prospérité, gréés de gratte-ciel et de docks, mal amarrés aux rives d'une brousse qu'endort la misère. À l'ancienne colonisation tend à succéder celles des villes gouvernant seules le pays et le gouvernant pour elles-mêmes. L'argent afflue parfois, mais il demeure enfermé dans le circuit économique moderne sans communiquer avec le circuit traditionnel des campagnes. Si même les cultures apparaissent florissantes, ce sont cultures industrielles. Leurs rendements sont appréciables, mais elles n'intéressent que 10% de la population terrienne.

Un peu parce qu'on s'est assoupi, la conscience rassurée par le slogan dénoncé au début de ces lignes, beaucoup parce que construire des routes, édifier des ponts, ériger des usines est moins difficile et plus visible que promouvoir le développement des cultures vivrières, celles-ci, malgré des dévouements individuels, ont été oubliées jusqu'à une époque récente. Voilà qui donne toute leur valeur aux travaux des équipes qui s'attellent, depuis quelques années, à provoquer l'essor des campagnes. Au premier plan de ces équipes, mon expérience me fait placer celles de l'Institut de recherches d'agronomie tropicale plus généralement connu sous son sigle d'IRAT. On ne peut, dans le cadre d'un tel article, retracer leur activité, mais seulement marquer leur orientation : 1. D'abord, action agronomique générale, en vue de mettre au service des pays tropicaux le capital scientifique thésaurisé au laboratoire. Une telle action est délicate, car il s'agit de déterminer, pour chaque région, sa vocation agricole propre, telle que l'indiquent non seulement les sols et le climat, mais la végétation existante et sa réaction sur de nouvelles cultures ; 2. En second lieu, approfondissement des recherches, jusqu'à présent trop négligées, sur les cultures vivrières ; 3. Enfin, lutte contre une certaine inertie inhérente au monde paysan pour le faire bénéficier des résultats acquis et que, par la vulgarisation, ceux-ci débouchent en hausse des niveaux de vie.

Nous ne pouvons rester indifférents au travail de ces équipes. Cette forme d'aide au tiers-monde, très particulièrement française, est vraiment à notre honneur national. Avant de s'abandonner à une vaine critique cartiériste, qu'on médite sur sa valeur. Et puis, l'enjeu est immense : permettre aux pays sous-développés de vaincre eux-mêmes leur faim.